La traduction poétique
La traduction des sonnets de Shakespeare, Yves Bonnefoy
= https://journals.openedition.org/shakespeare/540 : résumé.
= https://journals.openedition.org/shakespeare/540 : résumé.
https://journals.openedition.org/shakespeare/1020 : texte intégral.
Le résumé, au début, est arbitraire et faussé. « Une langue ouvragée… trop maniériste » « les traductions en vers… par trop acrobatiques » Or, c’est indéniable : les sonnets de Shakespeare sont dans une langue ouvragée, versifiée. Un poète qui compose, écrit ainsi, dans sa langue maternelle, d’usage, de goût et d’art, cherche autre chose qu’un traducteur « en vers libres » qui soit un pur scientifique de la traduction. Shakespeare a voulu concilier la beauté de sa langue anglaise (beauté dramaturgique, sonore, viscérale) avec ce qu’il voulait exprimer, ce qu’il entendait communiquer, parce qu’il entendait d’un côté une langue et de l’autre celle qu’il recherchait. Ces poètes, avec les concessions qu’il font à l’harmonie (au moins un temps sur une dizaine ou plus ou moins, cela se nomme « rime ») et au rythme (la versification), emploient des petites contraintes, comme une boîte musicale, confinée, limitée, ingénieuse, comme n’importe quel espace, comme une pièce, comme une salle de spectacle, scène et public, comme l’est une fabrication de divers artisanats et arts en général, comme une chose intelligiblement menée, comme tout ce qui est réglé, ici sur du vivant, un poète, une langue, un lecteur, un livre, pour peu que l’on adhère à la vie des langues humaines, à la vérité du langage et au sens de sa présence. Cela permet l’audience et l’audition. Dans cette poésie, la captation de l’attention est préparée, nous en sommes sur le seuil. On peut s’interroger sur le degré de sacrifice, faible à mon avis, qu’une rime et quelques assonances et allitérations (fatales et cueillies innocemment pour la plupart, par le sens profond, sinon au plaisir) induisent dans les poèmes, qui ne sont pas des profanations d’une pureté idéologique ni des entorses à un langage premier qui n’a de persistance que l’idée. Sa rémanence est en revanche abstraite et nécessaire, au point de l’imaginer de nouveau en avatars, langues (ré-)inventées (Tolkien, espéranto, langues personnelles et, dans une mesure, poèmes) et d’en puiser le souffle, la profondeur et la puissance, que l’on peut honorer en les déployant, en les mobilisant.
Le problème, c’est que Shakespeare et tant d’autres interprètent en langue poétique ce qu’ils auraient pu écrire à dire en discours de prosateur, en substance mais pas à l’identique, sauf à présenter les vers alignés en prose, ce qu’une lecture sage ne pourrait manquer de remarquer, même sans signalétique. Alors le travail intérieur du poète, ou sa recopie en prose, suffirait à faire comprendre que c’est un poème. Le discours en prose sur le même thème aurait emprunté un autre souffle, d’autres dispositions et des voies parallèles et différemment tournées. Le problème, c’est que la poésie est un art, que cet art est remarquable, c’est-à-dire reconnaissable à vue rapide, il possède certains codifications mais il ne s’y réduit pas. Le problème, dans la modernité et la contemporanéité, pour admettre sans ambages ce début et pourquoi pas aller plus loin sereinement, c’est que la poésie est un art dont le passé est relégué à ses vestiges et que ses chercheurs en polymorphismes ne veulent pas y revenir ni acquiescer aux chercheurs qui l’explorent avec moins de ruptures formelles, bien qu’en renouvelant l’originalité de sa conception, de certains aspects techniques, thématiques, sensoriels, existentiels.
Ce problème de ce qu’interprète le poète comme ici Shakespeare, c’est l’oreille pure, qui fait défaut partout, chez tout individu. Seul l’amour heureux peut réussir à atteindre et garder le sens complet et la langue parfaite. Le poète Shakespeare est comme tout chercheur, comme tous les poètes, comme tout artisan : ce que l’intériorité, l’intime personnalité qui le porte, la voix d’un Dieu et le tumulte des vagues qu’on imagine au fond d’un gros coquillage, soufflent à Shakespeare, il les transpose de son mieux dans sa langue d’amour, de vie, de jour et de nuit. Pour cela, il a choisi cette fois de s’appuyer sur quelques rimes, qui sont vagues sonores, sur les vers, qui mèneront ses pas tantôt en dansant, tantôt avec difficultés, il a choisi d’avancer par étapes, par strophes et par bonds évolutifs, thématiques, empruntant au chant et au théâtre des transitions et des mouvements, des conclusions, des aphorismes. L’intensité de cet art est pleinement poétique.
Le traducteur de cette pièce d’ouvrage est semblable au poète, placé entre la source Shakespeare, d’un côté, et sa langue de traduction, de l’autre côté. Le respect le plus entier semble d’utiliser le même art, non à l’identique mais fidèle à son éthique, dans la mesure où la langue de destination le permet, ce qui est le cas de l’anglais au français. Pour être aussi juste que possible, on n’essaiera donc pas de contourner le cœur de métier du poète, on n’arrangera pas à sa convenance ces règles fondamentales. S’y tenir est une promesse de traduction intentionnellement authentique, qui préparera le travail du traducteur poète.
4 novembre 2023
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